Poésies de Stéphane Mallarmé.
Encodées à partir de l'édition de 1945 (Mermod, Lausanne) par Denis Constales (dcons@world.std.com).
Ceci est la version du 31 octobre 1997.
LES FENETRES.
Las du triste hôpital, et de l'encens fétide
Qui monte en la blancheur banale des rideaux
Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide,
Le moribond sournois y redresse un vieux dos,
Se traîne et va, moins pour chauffer sa pourriture
Que pour voir du soleil sur les pierres, coller
Les poils blancs et les os de la maigre figure
Aux fenêtres qu'un beau rayon clair veut hâler.
Et la bouche, fiévreuse et d'azur bleu vorace,
Telle, jeune, elle alla respirer son trésor,
Une peau virginale et de jadis! encrasse
D'un long baiser amer les tièdes carreaux d'or.
Ivre, il vit, oubliant l'horreur des saintes huiles,
Les tisanes, l'horloge et le lit infligé,
La toux; et quand le soir saigne parmi les tuiles,
Son oeil, à l'horizon de lumière gorgé,
Voit des galères d'or, belles comme des cygnes,
Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir
En berçant l'éclair fauve et riche de leurs lignes
Dans un grand nonchaloir chargé de souvenirs!
Ainsi, pris du dégoût de l'homme à l'âme dure
Vautré dans le bonheur, où ses seuls appétits
Mangent, et qui s'entête à chercher cette ordure
Pour l'offrir à la femme allaitant ses petits,
Je fuis et je m'accroche à toutes les croisées
D'ou l'on tourne l'épaule à la vie et, béni,
Dans leur verre, lavé d'éternelles rosées,
Que dore le matin chaste de l'Infini
Je me mire et me vois ange! et je meurs, et j'aime
- Que la vitre soit l'art, soit la mysticité -
À renaître, portant mon rêve en diadème,
Au ciel antérieur où fleurit la Beauté!
Mais hélas! Ici-bas est maître: sa hantise
Vient m'écoeurer parfois jusqu'en cet abri sûr,
Et le vomissement impur de la Bêtise
Me force à me boucher le nez devant l'azur.
Est-il moyen, ô Moi qui connais l'amertume,
D'enfoncer le cristal par le monstre insulté
Et de m'enfuir, avec mes deux ailes sans plume
- Au risque de tomber pendant l'éternité?
LES FLEURS.
Des avalanches d'or du vieil azur, au jour
Premier et de la neige éternelle des astres
Jadis tu détachas les grand calices pour
La terre jeune encore et vierge de désastres,
Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin,
Et ce divin laurier des âmes exilées
Vermeil comme le pur orteil du séraphin
Que rougit la pudeur des aurores foulées,
L'hyacinthe, le myrte à l'adorable éclair
Et, pareille à la chair de la femme, la rose
Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair,
Celle qu'un sang farouche et radieux arrose!
Et tu fis la blancheur sanglotante des lys
Qui roulant sur des mers de soupirs qu'elle effleure
À travers l'encens bleu des horizons pâlis
Monte rêveusement vers la lune qui pleure!
Hosannah sur le cistre et dans les encensoirs,
Notre Dame, hosannah du jardin de nos limbes!
Et finisse l'écho par les célestes soirs,
Extase des regards, scintillements des nimbes!
O Mère qui créas en ton sein juste et fort,
Calice balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec la balsamique Mort
Pour le poëte las que la vie étiole.
REMÉMORATION D'AMIS BELGES.
À des heures et sans que tel souffle l'émeuve
Toute la vétusté presque couleur encens
Comme furtive d'elle et visible je sens
Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve
Flotte ou semble par soi n'apporter une preuve
Sinon d'épandre pour baume antique le temps
Nous immémoriaux quelques-uns si contents
Sur la soudaineté de notre amitié neuve
O très chers rencontrés en le jamais banal
Bruges multipliant l'aube au défunt canal
Avec la promenade éparse de maint cygne
Quand solennellement cette cité m'apprit
Lesquels entre ses fils un autre vol désigne
À prompte irradier ainsi qu'aile l'esprit.
PETIT AIR.
Quelconque une solitude
Sans le cygne ni le quai
Mire sa désuétude
Au regard que j'abdiquai
Ici de la gloriole
Haute à ne la pas toucher
Dont main ciel se bariole
Avec les ors de coucher
Mais langoureusement longe
Comme de blanc linge ôté
Tel fugace oiseau si plonge
Exultatrice à côté
Dans l'onde toi devenue
Ta jubilation nue.
SONNET.
Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui!
Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.
Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie,
Mais non l'horreur du sol où le plumage est pris.
Fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s'immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l'exil inutile le Cygne.
UN CYGNE SUR l'ORENOQUE.
Pendant tout ce temps qui passe
Pendant toute cette eau qui coule
Que nos histoires se déroulent
Comme des rubans dans le vent
Un cygne glisse
Un cygne glisse
Un cygne glisse sur l'Orénoque
Et notre époque
Descend l'Orénoque
Pendant que nos batailles se succèdent
Dans la grisaille tiède
Demandons-lui qu'ils nous aident
La prochaine fois que j'en rêve
Un cygne glisse
Un cygne glisse...
Un cygne glisse sur l'Orénoque
Et notre époque
Descend l'Orénoque
© Marc Morgan.
Origine mythologique de la constellation des Gémaux
Suivant la tradition grecque, les étoiles principales de la constellation des Gémeaux portent encore aujourd'hui le nom des célèbres Dioscures, Castor et Pollux. Ceux-ci naquirent jadis dans le royaume de Sparte, dans des circonstances mystérieuses. Ainsi, un soir, la reine Léda, se baignant dans un étang, vit s'approcher un cygne d'une blancheur immaculée. C'était en réalité le volage maître de l'Olympe, ainsi métamorphosé pour séduire la belle Léda. La même nuit, Léda s'unit à son époux légitime, le roi Tyndare. Peu après, Léda accoucha de deux oeufs : de l'un naquirent Hélène et Pollux, enfants de Zeus, et de l'autre Clytemnestre et Castor, enfants de Tyndare. Le surnom de Dioscures attribué à Castor et Pollux rappelle cette origine : il signifie « jeunes garçons de Zeus ». Ce mythe montre que dans l'Antiquité, les naissances multiples étaient entourées de mystère. Pour justifier l'anomalie, on supposait souvent que l'un des enfants au moins était d'origine divine.
Catalogue des Argonautes. Départ de l'Argo sous le regard des dieux [1,350-573]
Le catalogue détaillé des Argonautes [1,350-486]
[1,420] Voici Pollux avec son ceste formé de bandes de cuir garni de plomb ;ce n'est sans doute que pour s'essayer, pour divertir l'équipage, en se livrant sur la rive à des combats simulés. Castor, plus habile à dompter un cheval, [1,425] laisse, en allant à la recherche de la toison, Cyllaros s'engraisser dans les pâturages d'Amyclée. Sur les épaules des deux frères flottent deux manteaux teints de la pourpre étincelante du Ténare, merveilleux ouvrages de leur mère, où l'on voit, brodés avec art, le Taygète aux sommets couronnés de bois, [1,430] l'Eurotas s'épanchant en flots d'or, et les deux coursiers blancs comme neige montés par ses fils, dont la poitrine offre l'image vivante du cygne paternel.
Lorsque je chevauchais par les vallons rhénans,
J'ai surpris, conspirant sous la nef d'un bois sombre
Siegfried au bras velu et Gunther, le Roi d'Ombre ;
Sous leurs heaumes gemmés brillaient leurs yeux perçants.
J'ai entendu la voix de l'ombrageux Wotan :
Comme un quartier de roc lancé dans la pénombre,
Elle ébranlait les burgs où les siècles sans nombre
Avaient rivé l'orgueil farouche des Titans.
Près du feuillage rude et hirsute des houx,
Joignant ses mains de cire et ployant les genoux,
Une vierge gothique a courbé son front lisse.
Les deux rois ont franchi la ténébreuse porte
Et j'ai senti planer, comme un lourd maléfice
L'appel wagnérien du cygne sur l'eau morte...
Juin 32. Paru dans le recueil de poésie « Chromatisme », à Bruxelles, chez
Vanderlinden, 1932, p. 65
et dans Anthologie ; La Renaissance du Livre, à Bruxelles.